Photo de famille prise dans le Parc attenant au pensionnat
du château de Gondrecourt à Baccarat en août 1910.
Debouts, de gauche à droite:
- Clémence SIGVARD (nom de jeune fille VALANTIN), mère
de LULU;
- Lucien SIGVARD, père de LULU;
- Léonie DEMANGEOT, cousine des VALANTIN, donc de Clémence;
- Paul VALANTIN, également cousin de Clémence SIGVARD;
- La femme de Paul VALANTIN;
- Jeanne VALANTIN, la soeur de Clémence SIGVARD, (Tante Jeanne
!);
- Marie VALSAQUE, professeur d’enseignement ménager au
Pensionnat,
amie de Jeanne;
-Non identifiée, sans doute aussi une enseignante ;
- Mademoiselle SCHAFFAUSER, institutrice de LULU.
Assis, de gauche à droite:
- Joséphine SIGVARD grand-mère paternelle de LULU (nom
de jeune fille
DEMANGECLAUDE);
- Son mari, grand-père paternel SIGVARD de LULU;
- Augustin VALENTIN, grand-père maternel de LULU, le fameux
GUSTIN;
- Lucienne SIGVARD, LULU, elle a 4 ans.
Autre chose: quel âge avais-je ? Je ne m’en rappelle pas
avec précision. Le boulanger, ou plutôt le garçon
boulanger, passait près de chez nous, comme d’ailleurs
d’autres ambulants, lait, fromage, épicier. Ce garçon
boulanger que je suivais quelques fois dans sa tournée m’a
proposé une fois de m’emmener là où il
logeait, une chambre chez ses patrons. A la fin de sa tournée,
il m’a mise dans son triporteur et entrant par une porte cochère,
je me retrouvais dans sa chambre. Il a commencé à me
montrer des photos de famille, me donner des bonbons, mais c’est
tout, il était très gentil. Et comme ma mère
ne me voyait pas rentrer, je ne sais ce qu’il s’est passé,
mais au bout d’un long moment, ses patrons sont venus dans la
chambre et ont averti ma mère. Tout est bien qui a fini bien
!
L’ECOLE ENFANTINE
Lulu est la deuxième à partir
de la droite; au fond, Mademoiselle Schaffausser.
J’ai beaucoup de bons souvenirs de mon école,
la petite école maternelle, qu’on appelait, école
enfantine. C’était une «école libre».
J’adorais ma maîtresse d’origine alsacienne, Mademoiselle
SCHAFFAUSER. Il faut dire que je l’ai connue bien avant mon
entrée à l’école du fait que ma Tante Jeanne
avait une amie «enseignante en pratiques» dans cet établissement.
Cette amie, devenue par la suite «notre Tante Marie»,
avait amené la famille à rencontrer mon institutrice.
Mais, dès que je suis montée à l’étage
de cette école, dans les classes successives, mon dégoût
pour la vie scolaire ne fit que s’accentuer. La Tante Marie
avait quitté l’école et avait accompagné
ma Tante Jeanne et mes grands-parents à Lourdes, pour aller
y exploiter une «pension de famille».
Le nom de mon institutrice était difficile à dire et
mes parents voulaient me le faire prononcer. Ils n’ont réussi
que grâce à mon entêtement à refuser. «Non,
je ne dirai pas SCHAFFAUSER». Je crois que je n’avais
guère plus de trois ans.
1911-1912
A cette époque, mes jeux étaient très
simples. Pas de jouets achetés, à part quelques poupées
très ordinaires que ma mère, qui était couturière,
habillait. Je me souviens encore d’un Noël ou plutôt
d’une Saint-Nicolas, je devais être plus âgée,
peut-être six ou sept ans, parce que nous avions déménagé
et repris le logement un peu plus grand et plus commode qu’occupaient
les parents de ma mère, qui l’avaient quitté,
en 1912, pour aller s’installer définitivement à
Lourdes y «tenir» une pension de famille.
Dans ce nouveau logement, il y avait un étage. Il était
aussi dans la «Cour des Cristalleries» qui comprenait
des petites maisons accolées (genre coron). Un escalier partait
de la cuisine qui était la pièce d’entrée.
En haut, j’étais supposée dormir pendant que ma
mère cousait pour le compte de Saint-Nicolas. Car c’était
à la Saint-Nicolas, patron de la Lorraine, qu’on recevait
les «cadeaux», si l’on peut dire. Mais je ne dormais
pas et très doucement me tenais en haut de l’escalier
tournant, sur le palier, entre deux barreaux. J’apercevais ma
mère qui cousait les habits de poupée. Je me gardais
bien de la déranger.
La nuit de la Saint-Nicolas, «les Saint-Nicolas» allaient
de porte en porte, le cas échéant, distribuant les cadeaux
remis auparavant par les parents. Ils étaient accompagnés
d’un «Père Fouettard» qui distribuait, lui,
des martinets tirés de sa grande hotte d’où, quelques
fois, «sortaient» des jambes chaussées, ce qui
impressionnait beaucoup les enfants.
1912-1914
Après 1912, venue habiter dans le logement libéré
par le départ de mes grands-parents et de ma Tante Jeanne,
je voyais assez souvent, de la fenêtre de l’étage,
passer des voitures. C’était des berlines à chevaux,
quelques petites autos aussi amenant des invités au Château
pour des réceptions.
Parmi les invités, il y avait beaucoup d’officiers. BACCARAT
était une ville de garnison, du 17° et du 20° Corps
d’Armée de Chasseurs à pied, notamment. L’armée
donnait souvent des concerts en ville.
Nous, les gamines, nous allions quelques fois près du château,
grimpant sur le mur de clôture du parc où, parfois, se
tenait «des soirées». Je suis allée quelques
fois aussi à la cuisine du Château. La fille de la cuisinière,
Suzanne PERTUSOT, était une copine. Je visitais ainsi les écuries.
Noël était fête très religieuse. En attendant
d’assister à la messe de minuit, nous jouions en famille:
cartes ou autres. Après la messe, on réveillonnait,
réveillon très modeste avec un bol de café au
lait. Ma mère faisait une sorte de brioche. Je ne me souviens
pas d’avoir mangé de bûche de Noël.
Notre vie de famille n’était pas compliquée.
Pas de sortie, sauf le dimanche avec messe, vêpres et «salut»
du soir.
On m’a raconté que, j’étais alors très
petite, ma mère, une fois, me laissant endormie un dimanche
matin pour assister à une messe «basse» dans une
chapelle tout à côté de la maison, m’a retrouvée
criant, coincée entre les barreaux de mon petit lit. J’étais
déjà très «remuante» !
Comme je le disais, nos sorties étaient rares.
Je me souviens d’un jour, un dimanche, avant la guerre de 1914,
mes parents avaient décidé d’aller en Alsace,
rendre visite à des cousins. L’Alsace, alors, était
allemande. Je dois vous expliquer qu’une partie de la famille
de mon grand-père paternel (SIGVARD) était restée
en Alsace. C’était exactement à Saint-Louis-les-Bitches,
autre célèbre Cristallerie, où toute la famille
travaillait.
Mais un frère de mon grand-père ainsi que ses soeurs
- une soeur religieuse, Soeur Marie-Léopoldine - y étaient
restés pour ne pas perdre leur emploi. Seul, mon grand-père
est venu s’exiler à BACCARAT où il a pu être
employé à la Cristallerie.
Longtemps, les deux familles sont restées sans
contact. Un cousin de mon père avait une fonction importante
à l’usine de Saint-Louis-les-Bitches. Sa soeur s’est
mariée et son mari est devenu Directeur des Chemins de Fer
d’Alsace-Lorraine. Il s’appelait Irénée
THORLOTURG.

Augustin Valantin, frère de Clémence
et de Jeanne.
Pour en revenir à notre petit voyage, nous sommes partis en
train, en quatrième classe, c’est à dire dans
un wagon appelé «baladeuse». Il nous fallait franchir
la frontière et il nous restait un certain temps d’attente
avant de reprendre le train nous amenant à Saint-Louis-les-Bitches.
Comme nous étions un dimanche, mon père proposa d’assister
à un office religieux. Nous sommes entrés dans une église.
L’office commence et bizarrement on ferme les portes. On nous
remet un livre et une sorte de procession commence. C’était
donc un «office forcé» !
Il faut dire, ici, que nous nous étions trompés de «local».
Nous étions entré dans un temple protestant, les portes
étant tenues solidement fermées durant l’office.
Et lorsque nous sommes sortis, enfin libérés, notre
«train- correspondance» était parti.
Comment sommes-nous arrivés à Saint-Louis-les-Bitches?
Je ne m’en souviens plus, mais je me vois dans la cité
ouvrière de cette usine. Visite évidemment écourtée,
mais le retour fut tout à fait normal.
Je me souviens d’une autre sortie à quelques kilomètres,
toujours en train «baladeuse». Mais sur la ligne de Saint-Dié.
Entre BACCARAT et Raon-l’Etape, nous avons visité la
«Pierre d’Appel». C’est un petit village que
domine un grand rocher où l’on peut s’entendre
en écho.
A part cela, la semaine: école. Et le dimanche, entre les offices
religieux, c’était la «tournée visite»
des grands-parents. Des cousins, quelques fois, résidaient
avec eux. Et aussi, la visite du cimetière, c’était
la coutume, tout au moins dans ma ville.
Le jour des Rameaux, après avoir assisté à l’office
de la Bénédiction des Rameaux - qui n’étaient,
d’ailleurs, que des jeunes branches en bourgeons que nous appelions
«pampilles» - nous en piquions une tige sur les revers
de nos parents et amis.
En semaine, je n’aimais pas trop rester à
la maison. J’allais jouer aux boules avec quelques petites filles.
En fait, il s’agissait de petites billes en verre. Mais le jeu
était acharné. De même on jouait aux épingles.
Il s’agissait d’épingles à tête de
verre. Chacune d’entre nous confectionnait des portes-épingles.
Souvent, cela consistait à découper un carton de forme
originale ou, plutôt, deux cartons égaux, recouverts
d’un tissu, retenus à l’envers et ensuite rattachés
ensemble. Les épingles se piquaient tout autour de cet «objet
d’art». Gagner une épingle multicolore était
un exploit. Le jeu consistait à tracer un rond sur le sol et
à lancer d’une certaine distance dans ce rond. Il y avait
des subtilités, ensuite des conventions, bref, cela ouvrait
quelques fois des discussions bruyantes.
Dans la Cour des Cristalleries il y avait de belles allées
de platanes, des pelouses aussi. Nous aimions, entre «copines»,
confectionner des habits en feuilles de platane. La queue de la feuille
servant d’épingle pour monter ces «armures»
originales et quelques fois très recherchées comme «chefs-d’oeuvre».
Cependant, mes jeux n’étaient pas toujours
si tranquilles. Nous jouions à la «grotte», et
dans cette grande cour, il y en avait beaucoup.
Ce qui m’a amenée une fois à désobéir
en allant dans des endroits remplis d’obstacles, bouts de cristaux
cassés, rails de wagonnets, bref, je suis tombée.
Il m’arrivait assez souvent d’avoir les genoux «couronnés».
Ce jour là, ce fut ma figure qui se parait d’une belle
fente sur une joue. Je n’étais pas fière de rentrer
à la maison, mais tout s’est bien passé.
Il y avait, aussi, des jeux «dangereux». Mais toujours,
à ce moment là, je laissais mes camarades à leurs
«jeux malpropres».
En 1912, nous déménagions pour habiter dans le logement
qu’occupaient mes grands-parents maternels définitivement
partis de BACCARAT, mon grand-père ayant pris sa retraite.
C’est à contrecoeur qu’il partit, lui qui avait
des propriétés, vergers, potagers, bois, champs, où
il aimait aller, le soir, en plus de ses activités à
l’usine.
Ma mère était d’une grande exigence
quant à la propreté de l’appartement. Je dois
avouer que souvent la corvée d’époussetage ne
me réjouissait pas.
Par contre, il y avait un meuble qui ne me répugnait pas de
nettoyer. C’était une commode. Elle avait un dessus de
marbre où étaient exposés, un peu trop à
mon goût, des photographies dans des cadres, des sous-verres
posés comme des chevalets, des statues, des vases et, au centre,
un globe en verre ou cristal, du genre «cloche», mais
sûrement en cristal, mon père ayant même dû
le confectionner.
Ce globe protégeait la couronne de mariée de ma mère,
couronne de fleurs d’oranger reposant sur un coussin rigide,
en velours rouge, cerné par de l’or. Il y avait aussi
un joli coffret à bijoux, sur pied en verre et or. Il fallait
déplacer tous ces bibelots pour enlever la poussière.
Moi, je me souviens de la joie que j’avais, alors, lorsque j’essuyais
la statue de Saint-Joseph qui tenait l’Enfant-Jésus dans
ses bras. Je prenais tout mon temps pour regarder l’Enfant-Jésus
qui semblait me sourire. Je dis semblait, car j’étais,
alors, une petite enfant. Mais plus j’y pense et plus j’ai
l’impression de l’avoir vu vraiment me sourire et cela
à plusieurs reprises. Je ne pouvais manquer d’oublier
ce fait. Je l’ai dit seulement à ma mère et à
personne d’autre.
Je peux affirmer, pourtant, que je n’ai jamais été
une mystique et que, d’ailleurs, je détestais beaucoup
le moment de la prière du soir en famille où chacun
à son tour récitait la sienne à haute voix.
1914-1918

Henri-Félix Sigvard, sa femme Anna et leur fille Angèle,
plus tard Galois, dans la Cour des Cristalleries de Baccarat –
1916.
J’avais quitté l’école «enfantine»
pour «monter» au cours primaire. Passe encore les premiers
temps, mais jusqu’à 11 ans, ce fut dur pour moi !
Il me restait tout de même quelques habitudes dues à
un cours du samedi matin, où l’on devait se tenir, debout
ou assise, les bras dans le dos.
Cours de politesse, de bonne tenue, un peu d’instruction civique,
même si dans cette pension on préférait de beaucoup
le royalisme à la république. Mais le minimum de cette
politesse que j’ai gardé, je ne le regrette pas. Il y
avait aussi des cours de couture, de musique, de solfège, de
chants. Surtout de chants et de poésies patriotiques.
Mon école était à GONDRECOURT, c’était
un pensionnat «chic», avec son internat situé à
DENEUVRE. Nous avions un uniforme. DENEUVRE, ancienne ville fortifiée
où, précisément, mon école se trouvait
dans un ancien château fort. Il avait une très belle
allure, dominant la plaine de la Meurthe et la ville de BACCARAT.
Dans le prolongement de ce château fortifié, était
installée la gendarmerie. Il était ceinturé par
des remparts, presque tous détruits, sauf une tour, appelée
«Tour des Voués». J’ignore pourquoi. Jouxtant
le château, un joli bois où lorsqu’il faisait soleil
se tenaient les récréations.
Dans une partie du château, on trouvait l’entrée
grillagée des oubliettes. On nous laissait entrevoir une toute
petite partie de cet endroit très humide. Le petit bois communiquait
avec l’église de DENEUVRE, plutôt une sorte d’oratoire,
parce qu’il n’y avait pas de chapelle au Château
qui avait pourtant de nombreuses dépendances.
L’internat recevait environ 30 à 40 élèves
de la région, issues de familles aisées, industriel,
hôteliers, ces élèves venant surtout d’Alsace,
de Strasbourg.
Je n’avais pas précisément de petites
camarades. En dernière classe, c’est à dire, pour
moi, entre dix et onze ans, année de préparation à
ma communion solennelle (1917) (voir photo plus bas), il
était d’usage, à la paroisse Saint-Rémy
d’avoir une compagne de communion. Je ne sais pourquoi.
La mienne, choisie réciproquement, était la fille d’un
commerçant en faïences, porcelaines, verreries, cristaux,
tenant un grand magasin.
Nous sommes restées amies longtemps, mais en quittant BACCARAT,
elle a résidé à NANCY où ses parents tenaient
un magasin de tissus et j’ai eu l’occasion, bien plus
tard, de la revoir, invitée chez elle, lorsque j’allais
à NANCY pour suivre d’autres cours. Elle s’appelait
SIMONE VESSIERE. C’est grâce à son intervention
que j’ai pu être recommandée à une école
privée professionnelle à NANCY où j’ai
passé mon CAP de modiste, avec mention bien. Mon ouvrage ayant
été exposé, j’ai obtenu une médaille
d’argent !
1914, c’est le début de la dite «guerre
mondiale», commencée fin juillet 1914.
Mon père «Eclaireur» dans l’armée
de conscription, avait un ordre éventuel de départ en
cas de conflit. Il a dû partir dès la déclaration
de guerre affichée.

Lucien Sigvard, père de Lulu (photographie G.Foutzer,
19 rue de Frouard – Baccarat – 1916).
Mobilisation le 1° août 1914, annoncée
par le tocsin. Juste quelques heures pour se préparer. Je ne
comprenais pas bien la situation, mais j’ai vu ma mère
devenir très malade.
Comme nous étions près de la frontière, les allemands
ont très vite occupé BACCARAT qui fut sous les bombardements
et dès le 1° jour nous avions installé nos matelas
à la cave dont le plafond était en partie voûté.
Il y a eu une grande bataille le jour de l’arrivée
des allemands. Ils ont pratiquement tué tous les soldats français
qui battaient en retraite. Ils ont fait sortir du centre ville les
personnes âgées et les invalides. Ils ont mis le feu
à ce plus beau quartier. L’usine, ils l’ont protégée,
ils pensaient qu’ensuite, elle leur reviendrait, la guerre gagnée.
Les soldats français tués ont tous été
enterrés en fosse commune dans les pelouses au centre de la
Cité des Cristalleries, pour ainsi dire, sous nos fenêtres.
Des soldats allemands, trois avaient été tués,
je crois même qu’ils étaient officiers. On les
a également enterrés dans une des pelouses situées
au centre de cette cité ouvrière. Trois tombes séparées.
Dans ces pelouses, dans une partie, il y avait des installations de
matériel allemand. Le tout dominé par un drapeau allemand.
Nous, les gamines, on avait formé le projet d’aller avec
une paire de ciseau le découper en morceaux, car nous circulions
facilement, nous les gosses, dans toutes leurs installations.
C’est au petit matin, vers quatre heures, que
les allemands sont entrés et je voyais leurs bottes par le
petit vasistas, au ras du trottoir de la cave. Ils ont frappés
très fort à la porte, sans arrêt. Un soldat allemand
armé est descendu à la cave. Me voyant couchée
il dit en français «dors petite». Ma mère
a suivi pour la perquisition de la maison jusqu’au grenier.
Ensuite, ils ont fait mettre tout le monde sur le pas de la porte
avec des soldats allemands armés face à toutes les entrées,
pendant plusieurs heures. Personne n’avait eu le temps de déjeuner.
Nous étions assises sur la plus haute marche des quatre de
l’entrée.
Au bout d’un moment, ma mère se leva (elle portait une
insigne tricolore à son corsage !) en faisant signe qu’elle
rentrait. Les portes étaient grandes ouvertes, l’allemand
qui nous surveillait ne dit rien. Ma mère ouvrit la fenêtre
de la cuisine et prépara le déjeuner. Elle revint avec
nos deux bols et du pain. Elle porta aussi un bol de déjeuner
à une vieille voisine. Et il était temps ! Parce qu’un
moment après, l’ordre était donné à
tous les habitants de la Cour des Cristalleries, d’aller dans
la Chapelle Sainte-Anne, située dans cette même cour,
près du Château. Les allemands ont refermé les
portes sur nous. A l’intérieur, nous étions apeurés.
On nous fit la menace de mettre le feu à la Chapelle si la
personne qui avait tué un soldat allemand ne se dénonçait
pas. Le directeur de l’usine, enfermé lui aussi, s’est
proposé comme otage. Ce qu’ils ont accepté. Nous
avons été libérés.
Pendant ce temps, d’autres allemands sont venus avec des camions
pour emporter les objets de valeur pris dans toutes les maisons. C’était
effrayant de voir dans quel état ils avaient mis les appartements.
Dans les armoires à linges, ils avaient donné des grands
coups de sabre et toute la nourriture avait été enlevée
!
On a même retrouvé dans le four de la cuisinière
un plat où ils avaient fait leurs «besoins» !
Mais nous avons eu une chance, c’est qu’ils
n’ont pas trouvé la réserve de sucre, pâtes,
café, etc. qui se trouvait dans un petit placard sous l’escalier,
mais en haut de cet escalier et très difficile à voir,
masqué par la tapisserie à carreaux, parfaitement régulière.
De ce fait, maman à pu aider les grands-parents paternels.
Dans la cave se trouvait un tonneau de vin de Bordeaux que mes parents
avaient acheté à un démarcheur (avec échéances
de paiement à termes échelonnés). Ce vin était
en prévision de ma première communion.
Les Allemands ne l’ont pas vu. Ou méfiant, l’ont
laissé. Certains croyaient à l’empoisonnement,
c’était déjà arrivé.
Et ce vin, ma mère a pu le vendre aux Allemands qui l’ont
demandé. Elle areçu le paiement en marks. C’était
pour une fête au château où ils s’étaient
installés.
En 1918, mes parents ont réglé le marchand de vin avec
les marks qui s’étaient fortement dévalués.
Il s’en contenta, c’était mieux que rien.
Ce temps d’occupation a été très dur pour
ma mère. Elle avait été aussitôt mobilisée
pour aller, comme toutes les femmes, nettoyer les casernes. Mais,
ayant eu des syncopes et des hémorragies (elle était
enceinte), elle fut examinée par un médecin allemand
qui lui a donné un certificat la dispensant de travail. C’est
donc moi qui faisais toutes les commissions. J’allais chaque
jour sous les bombardements, hors de la ville, pour chercher du lait
dans une ferme. J’ai fait la queue devant la boulangerie pour
la distribution d’une boule de pain noir, le pain K.K. comme
on l’appelait, une boule d’environ 500 g seulement pour
les trois semaines d’occupation de BACCARAT par l’armée
allemande. Mais, avec d’autres gamines, on circulait entre les
popotes militaires. J’arrivais quelques fois à obtenir
de la viande de cheval, provenant de chevaux tués par les bombardements.
Car, pendant cette guerre, il y avait plus de chevaux que de «Chevaux
Vapeur.» Je ramenais aussi des «biscuits» de soldat.
Ceux des allemands étaient meilleurs que ceux des français
qui avaient la taille d’un pion de domino et étaient
très durs sous la dent. Il était difficile de me retenir
à la maison en dehors des moments où je faisais des
courses. Les bombardements ne m’effrayaient pas et je me plaisais
à aller ramasser des éclats d’obus, quelques fois
encore chauds. Je me souviens d’un jeune homme voisin qui est
venu me rechercher en vitesse.
Nous étions sans nouvelles de mon père, totalement isolées
de l’extérieur. Les allemands donnaient quelques fois
un concert de musique au centre de la Cité. Des rumeurs circulaient.
On disait que des officiers allemands, en arrivant à BACCARAT,
étaient allés chez l’Administrateur de l’usine,
Monsieur MICHAUX, pour lui demander s’il ne les reconnaissait
pas. Quelques temps avant la guerre, des hordes (?) de charlatans
forains voulaient s’installer sur une place contrôlée
par l’Administrateur de la Cristallerie qui était aussi
le maire de la ville. Il leur avait refusé et, paraît-il,
c’était à ces officiers allemands, revenus lui
demander des comptes.
A ce moment-là, il y avait beaucoup d’espionnage. Ainsi,
la grande ferme de la «ROCHOTTE», à environ 1 km
de la ville, servait à des rencontres d’espions et dès
la guerre déclarée, la police y est allée pour
en arrêter les propriétaires. Cette ferme était
surveillée depuis quelques temps. La police n’y a trouvé
personne, mais a découvert un souterrain qui débouchait
loin de là !
Trois semaines après ces événements,
les français ont repris l’offensive, par terre et par
avion. Des biplans et des monoplans passaient presque au ras des toits.
On craignait surtout les torpilles qui pouvaient passer à travers
la voûte des caves.
Un beau jour, de bonne heure, les allemands nous ont offert un concert.
Nous sentions que cela n’allait pas fort pour eux Et, effectivement,
ils ont commencé à regrouper leurs affaires et dans
la nuit ont battu en retraite.
Le lendemain matin, très tôt, les soldats français
revenaient. Mais les allemands avaient fait sauter le pont sur la
Meurthe. Les premiers français ont traversé à
cheval, la rivière était large. Aussitôt, les
femmes se sont empressées avec des cafetières et des
bols. Elles distribuaient sans arrêt aux arrivants, tant que
le café n’a pas fait défaut.
L’occupation, c’était fini pour nous. Les lettres
de mon père, en attente, nous parvenaient enfin. Et, en accord
avec lui, ma mère décidait de partir pour LOURDES, dès
que cela serait possible.
Après, bien des démarches auprès de l’armée,
nous avons pu embarquer dans une voiture militaire à cheval,
pour RAMBERVILLER, à 10 km de BACCARAT. Là, nous avons
attendu un train civil en partance vers le «Sud». Les
trains civils marchaient au ralenti et étaient garés
pour laisser passer les convois militaires. Nous avons mis une semaine
pour arriver dans le midi. Je ne me souviens que d’un arrêt
assez long vers Nîmes, dans les vignes. Les raisins étaient
mûrs. Tous les gens sont descendus pour en cueillir. On n'avait
rien à manger. J’ai remarqué en passant les Arènes
de Nîmes.
De Lourdes, je ne me souviens de rien d’exceptionnel, à
part la naissance de ma soeur BERNADETTE, «livrée»
le 27 février 1915.
Dans la pension de ma tante et de mes grands-parents, il n'y avait
pas de clients, les pélerinages étaient arrêtés.
C’était, je crois à la mi-année. A Lourdes,
j’avais été à l’école libre
de «Massabielle». J’avais une institutrice très
gentille, Mademoiselle MARSAN. Elle était d’OSSUN,. Et
quand je suis revenue à LOURDES, dès 1920, je l’ai
revue et nous avons eu de fréquents contacts, jusqu’à
sa mort. Elle se rappelait que je n’étais pas très
attentive. Je me souviens même avoir été punie
parce que je griffonnais ce qui me plaisait. Aussi, une fois, elle
m’a confisqué la feuille. Voici ce qu’elle y a
trouvé: un rébus ! (ici, petit dessin, indescriptible).
Dès que mon père a pu obtenir une permission, nous sommes
rentrés à BACCARAT, accompagnés par mon père
et par mon grand-père qui s’ennuyait à mourir
à LOURDES, loin de ses terres.
Trois jours pour rentrer et je me souviens d’un arrêt
à IS/TILLE, noeud ferroviaire, avec changement de trains, longues
attentes. Mon père y a rencontré un ouvrier camarade
de l’armée. Il se nommait PELLETIER. Il m’a acheté
une banane ! A neuf ans, je n’en avais jamais mangé.
De retour à BACCARAT, je repris donc l’école à
«GONDRECOURT». Mais, à cause des bombardements
répétés, au premier coup de tocsin ou de clairon
- les «clairons» parcouraient la ville - nous descendions
au sous-sol du château qui était très bien protégé.
L’enseignement en souffrait, mais cela ne m’inquiétait
pas tellement. A mesure que je montais en «division»,
dans ces classes, je m’y plaisais de moins en moins et ma dernière
année en primaire fut la pire. Un jour, je n’ai plus
voulu aller à l’école. Ce jour-là, l’enseignante
donnait à faire une composition française. Le sujet:
Quel métier choisirez-vous ? Je ne sais trop ce que j’ai
écrit, mais cela ne devait pas être trop gentil pour
elle. L’enseignante a lu mon devoir à haute voix dans
cette classe où il y avait trois divisions. La première
était la classe du brevet. Cela m’a profondément
vexée et j’ai juré que le lendemain je ne reviendrai
plus à l’école, à cette école partisane,
celle des riches.
Moi, on me classait avec les pauvres, autrement dit: les ouvriers.
Ce n’était pas une école pour moi !
A BACCARAT, il y avait deux sortes d’enseignement. La Cristallerie
avait une école primaire que je fréquentais. On y enseignait
jusqu’au brevet supérieur. Et puis il y avait la «communale».
Mes parents avaient choisi pour moi l’école de la Cristallerie.
Ils avaient probablement leurs raisons.
Mon grand-père «GUSTIN» vivait donc
avec nous et j’allais le plus souvent possible avec lui dans
son potager, situé dans un enclos bordé d’une
haie, en bas de la petite pente d’un pré où il
y avait toutes sortes d’arbres fruitiers. Il y avait monté
une sorte de baraque solide et prenait très soin de ses arbres
dont les fruits étaient magnifiques. On l’appelait ce
lieu «Les Trois Fontaines». La propriété
de mon grand-père, verger et potager, était située
sur la colline de DENEUVRE. On y accédait par une ancienne
voie romaine, chemin empierré. De là, superbe vue. Il
avait aussi, un peu plus loin, un verger de cerisiers et plus loin
encore, un magnifique bois de hêtres. A sa lisière, un
champ travaillé par des cousins.
La guerre continuait, mon père se rapprochait quelques fois
de la Lorraine. Il pouvait, alors, plus facilement faire un saut jusqu’à
nous. Je me souviens l’avoir vu arriver à cheval, sur
une jument nommée «AVRIL». Mais, ce n’était
que des allers-retours.
Nous étions toujours en «première ligne,»
sous les bombardements presque continus. Je me souviens qu’une
fois, j’ai entendu dire qu’un aéroplane s’était
posé sur un terrain en dehors de la ville, sur un champ de
tir. J’y suis allée avec quelques gamines, c’était
bien à deux kilomètres. L’avion était un
biplan impressionnant !
Nous vivions toujours sous la menace de voir revenir
les allemands. Nous avons dû déménager nos matelas
pour aller nous installer sous les fours de la Cristallerie, dans
de grandes galeries souterraines. C’était obligatoire
durant les nuits. Les matelas étaient alignés par quartier,
avec un responsable. Et, chaque matin, nous rentrions déjeuner
à la maison. Parce que si nous n’étions pas rentrées,
la maison pouvait être réquisitionnée pour loger
des soldats de l’armée française. Surtout depuis
l’annonce de l’arrivée des américains. De
toute façon, il fallait déclarer les pièces que
nous avions libres. Nous avons logé un aumônier militaire,
l’Abbé ALBINHAC. Il était curé de Saint-François-Xavier
de Paris.
Après, ce fut un jeune américain de Louisiane, il avait
19 ans. Il se nommait Gilbert SIMON. Gilbert SIMON jouait du violon.
Je me souviens qu’ils étaient très gais ces soldats
américains, surtout Gilbert lorsqu’il était en
compagnie d’un copain. Une fois, ils s’étaient
fait tous deux raser le milieu de crâne, sur une bande large
de 10 cm, du front à la nuque. Ils ont envoyé leur photo
à leurs parents, disant que c’était la mode en
France !
J’aurais pu apprendre très facilement l’anglais,
mais on n’y pensait même pas.
La guerre continuait. Les gens faisaient de la «charpie»
avec des vêtements pour confectionner des pansements pour les
blessés.
Les familles SIGVARD d’Alsace et de BACCARAT se battaient entre
cousins. Les premiers avec les allemands, les autres contre. Un des
cousins de mon père, mobilisé dans l’armée
allemande, fut fait prisonnier et envoyé en Angleterre. Un
jour, une lettre arrive d’Angleterre. Elle était de notre
cousin Alfred SIGVARD, officier dans l’armée allemande.
Il demandait à mon grand-père SIGVARD de faire en sorte
de le faire libérer.
Mais mon grand-père refusa. Sans commentaires !
Nous étions toujours pour ainsi dire en première
ligne. Des tranchées avaient été creusées
aux abords de la ville.
Les soldats avaient creusé des tranchées également
dans le bois de mon grand-père. On voyait arriver beaucoup
de blessés. Le ravitaillement était toujours difficile.
Nous avons appris à consommer des produits américains.
On travaillait un peu le jardin.
Au moment de l’occupation, l’usine était
tout de même en activité. La plus grande partie faisait
des pièces de cristal qui partaient en Allemagne au début
de la guerre. Une grande partie des bâtiments était occupée
par les popotes allemandes et réserves de toutes sortes.
Toutes ces années de guerre se sont déroulées
à peu près de la même façon.
L’hiver 1916-1917 fut très dur, comme l’hiver
de 1885 disaient les anciens, avec des températures de -30¡.
La Meurthe, rivière qui traverse BACCARAT, était entièrement
gelée et pour aller à l’école qui se trouvait
dans la partie opposée où nous habitions, plutôt
que de passer par le pont qui avait été réparé
provisoirement, en bois, je traversais la Meurthe, comme les autres,
malgré les interdictions de ma mère.

Lulu, 11 ans, 1917
Au printemps 1917, mon grand-père maternel fut malade et resta
partiellement paralysé. Sa maladie s’aggrava rapidement
et il décédait le 13 mai, jour de ma communion solennelle.
Mon père absent, je suis allée manger chez des voisins.
Ma grand-mère est arrivée de LOURDES. Cette période
est assez vague pour moi.
Peu après, mon grand-père SIGVARD aussi
fut malade, lui aussi fut paralysé. Et puis ma grand-mère
maternelle décédait: maladie de coeur, disions-nous.
Mes parents avaient convenu que pour avertir mon père, toujours
«au front», le télégramme indiquerait soit
le mot de père si un des grands-pères décédait
ou bien le mot de papa, si c’était l’autre. Parce
qu’une permission n’était accordée que pour
les parents et non pour les beaux-parents décédés.
Et donc, pour le décès de son beau-père, mon
père eut une permission. Mais qu’il obtint seulement
quelques jours après l’enterrement, le temps que le courrier
trouve le secteur postal où il se trouvait, seule adresse qui
nous était donnée pour raison de sécurité.
Ma grand-mère «lourdaise» est restée
peu de temps à BACCARAT, le temps de préparer des fruits
de la propriété pour les emporter dans les Pyrénées.
Après la guerre
Mon père sitôt rentré, repris son
travail à l’usine. Il remit également de l’ordre
au jardin éloigné d’environ 1 km 1/2. On partait
avec la brouette pour emmener les outils et ramener les légumes.
Souvent nous mangions sur place les produits cultivés. C’était
le jardin du grand-père que nous avions conservé. Il
y avait fait une cabane fermée à clé. Elle possédait
un poêle. Il avait même creusé dans la terre, à
l’intérieur, un logement fermé par une trappe,
pour garder les choux fragiles au frais.
Dans un canal (propre) qui bordait le jardin, nous pouvions laver
les légumes et les arroser. En hiver, il n’y avait au
jardin, que des choux, la terre était entièrement gelée.
Nous rentrions les carottes, navets, pommes de terre, poireaux, le
tout dans notre cave. Les carottes étaient mises dans des tonneaux
de sciures, les poireaux en jauge. Les fruits étaient étendus
sur des claires-voies.
A l’automne nous faisions la choucroute. Pour cela, des couteaux
spéciaux se passaient de famille en famille et on s’entraidait.
La choucroute se conservait dans de grands tonneaux. On intercalait
les couches de sel et de choux. Au dessus, on mettait un poids lourd
sur le couvercle intérieur. La saumure était nettoyée
régulièrement, on jetait cette eau chargée et
on la remplaçait par de l’eau propre, très souvent
au commencement, moins souvent ensuite.
A 12 ans, je suis entrée en apprentissage.
C’était une autre vie qui commençait
pour moi.
Lucienne GEOFFRE."
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